Chapitre IV
Ce soir-là, au dîner, les trois enfants avaient chacun comme un bloc de glace au creux de l’estomac. La moitié de cette glace, il est vrai, provenait de la mitonnade glacée servie par tante Agrippine. Mais l’autre moitié – la plus froide – provenait de cette sinistre nouvelle : le comte Olaf était de retour dans leurs vies.
— Ce capitaine Sham est assurément un homme exquis, dit tante Agrippine en grignotant une écorce de citron. Il doit se sentir bien seul, dans cette ville qu’il connaît à peine et avec une jambe en moins. Nous devrions peut-être l’inviter à dîner, un de ces soirs ?
— Tante Agrippine, s’il vous plaît ! soupira Violette en éparpillant la mitonnade dans son assiette, selon la technique bien connue du « presque tout mangé ». Ce n’est pas le capitaine Sham, c’est le comte Olaf. Déguisé.
Mais tante Agrippine ne s’en laissait pas conter.
— Allons, allons, mes enfants, je suis lasse de ces absurdités. Votre comte Olaf, Mr Poe me l’a décrit par le menu. Il a un tatouage à la cheville gauche et un unique sourcil au-dessus de ses deux yeux. Le capitaine Sham n’a qu’un seul œil et pas de cheville gauche. Le malheureux a des problèmes de vue, n’allez pas lui refuser votre confiance.
— Moi aussi, j’en ai, des problèmes de vue, dit Klaus en remontant ses lunettes sur son nez. Et vous me refusez votre confiance.
Tante Agrippine plissa le front.
— Klaus, pas d’impertinence, s’il te plaît. (Et, comme il arrive parfois, « pas d’impertinence » signifiait : « Ne souligne pas que j’ai tort. ») Une fois pour toutes, vous trois, mettez-vous ceci en tête : le capitaine Sham n’est pas le comte Olaf.
Elle plongea la main dans sa poche et en sortit la carte de visite.
— Voyez ceci. Que lisons-nous ? Comte Olaf ? Non. Capitaine Sham. Cette carte a beau comporter une grosse faute, elle n’en est pas moins la preuve que notre ami le capitaine est bien celui qu’il dit.
Tante Agrippine posa le rectangle de bristol sur la table et les enfants le contemplèrent en silence.
Une carte de visite, bien évidemment, n’a jamais rien prouvé du tout. N’importe qui peut entrer chez un imprimeur et commander des cartes de visite affirmant ce qui lui chante. Votre dentiste peut commander des cartes assurant qu’il est votre grand-mère. Un jour, pour m’évader du château d’un ennemi, je me suis fait faire des cartes de visite assurant que j’étais amiral de France. Ce n’est pas parce qu’une chose est imprimée – sur une carte de visite, dans un journal ou dans un livre – qu’elle devient une vérité. Les trois enfants le savaient mais ils ne savaient comment le dire, surtout à une grande personne. Faute d’inspiration, ils continuèrent à feindre de manger leur mitonnade.
Le silence était tel, dans cette salle à manger, que tout le monde sursauta quand le téléphone sonna.
— Dieux du ciel ! glapit tante Agrippine. Que faire ?
— Minga ! s’écria Prunille, ce qui signifiait ; « Décrocher, pardi ! »
Tante Agrippine se leva de table, mais resta clouée sur place. La seconde sonnerie retentit.
— C’est peut-être important, bredouilla tante Agrippine, mais… Comment savoir si ça vaut la peine de risquer l’électrocution ?
— Si vous voulez, dit Violette en s’essuyant la bouche, je vais répondre, d’accord ?
Elle quitta la table et gagna le téléphone, à temps pour décrocher à la troisième sonnerie.
— Allô ?
— Mrs Amberlu ? demanda une voix chuintante à l’autre bout du fil.
— Non, ici Violette Baudelaire. Puis-je vous être utile ?
— Fais venir la vieille au téléphone, moucheronne ! dit la voix, et Violette se figea : le capitaine Sham !
Elle jeta un coup d’œil à tante Agrippine qui l’observait, rongée d’angoisse.
— Je suis désolée, dit Violette bien haut dans le combiné. Vous avez dû vous tromper de numéro.
— Ne joue pas au plus fin avec moi, espèce de petite… siffla la voix, mais Violette lui raccrocha au nez.
Puis elle se tourna vers tante Agrippine, le cœur chaviré, et dit très vite :
— Un faux numéro. Quelqu’un qui demandait le cours de danse Hioplala.
— Quelle enfant courageuse tu es, murmura tante Agrippine. Décrocher le téléphone comme ça…
— C’est sans danger, vous savez, dit Violette.
— Vous n’avez jamais répondu au téléphone, tante Agrippine ? demanda Klaus. Jamais de votre vie ?
— C’était toujours Ignace qui décrochait, répondit tante Agrippine. Et je lui faisais enfiler un gant spécial, pour plus de sûreté. Mais à présent que j’ai vu ta sœur le faire, qui sait ?
J’essaierai peut-être moi-même, la prochaine fois.
À cette seconde, le téléphone sonna derechef et tante Agrippine sauta au plafond.
— Juste ciel ! Je ne m’attendais pas à ce qu’il sonne aussi tôt. Quelle folle soirée !
Les yeux sur le téléphone, devinant qui rappelait, Violette proposa, timide :
— Je peux répondre encore, si vous voulez.
— Non, non, décida tante Agrippine, et elle marcha vers ce téléphone comme on approche d’un chien qui aboie. J’ai dit que j’essaierais, et je vais essayer.
Elle respira un grand coup et, d’une main tremblante, décrocha le combiné.
— Allô ? Oui, elle-même… Ooh ! bonsoir, capitaine. Quelle joie de vous entendre. (Elle fit silence un instant, puis rougit jusqu’à la racine des cheveux.) C’est trop aimable à vous, capitaine, mais… Comment ? Oh, si vous le dites… C’est trop aimable à vous, Julio. Pardon ? Comment ? Oh ! quelle idée merveilleuse. Un petit instant, je vous prie.
La main sur le micro du téléphone, tante Agrippine se tourna vers les enfants.
— Violette ! Klaus ! Prunille ! S’il vous plaît ! Vous voulez bien aller dans votre chambre une minute ? Le capitaine Sham – je veux dire Julio, il tient à ce que je l’appelle Julio – souhaiterait vous Faire une petite surprise, et il veut en discuter avec moi.
— On n’a pas envie de surprise, dit Klaus.
— Mais bien sûr que si ! soutint tante Agrippine. Allons, sauvez-vous gentiment, que je discute des détails avec lui en toute confidentialité.
— On n’écoute pas, dit Violette. On peut rester ici sans problème.
— C’est ce mot confidentialité qui vous gêne ? Ne vous inquiétez pas. Il signifie seulement : « caractère confidentiel ». Autrement dit, si vous restez ici, la surprise ne sera pas une surprise. Allons, soyez gentils, allez dans votre chambre.
— On le sait, ce que confidentialité veut dire, grogna Klaus, mais il suivit ses sœurs, tête basse.
Dans leur chambre, les enfants se regardèrent en silence, bouillonnant de rage impuissante. Violette débarrassa son lit des pièces de locomotive qu’elle avait prévu d’examiner ce soir-là, et tous trois s’étendirent côte à côte comme des sardines, le front plissé, contemplant le plafond.
— Et moi qui nous croyais en sûreté, ici ! dit Violette écœurée. Bien la peine de se méfier des agents immobiliers, si c’est pour faire confiance à un comte Olaf ! D’accord, il est déguisé, mais quand même.
— Vous croyez qu’il a vraiment donné sa jambe aux sangsues ? demanda Klaus avec un frisson. Rien que pour faire disparaître son tatouage ?
— Tchouruck ! fit Prunille, ce qui signifiait sans doute : « Un peu radical, non ? Même pour le comte Olaf ! »
— D’accord avec toi, Prunille, dit Violette. À mon avis, cette histoire de sangsues, c’est un truc pour apitoyer tante Agrippine.
— Ça a marché, en tout cas, soupira Klaus. Elle a avalé ça tout rond.
— Remarquez, dit Violette, côté confiance, elle est quand même loin du record de l’oncle Monty. Lui, il avait carrément accueilli le comte Olaf sous son toit.
— Oui, se souvint Klaus. Mais au moins ça nous permettait de le tenir à l’œil.
— Obrac, fit Prunille, ce qui pouvait signifier : « Sauf que ça ne nous a pas permis de sauver l’oncle Monty. »
— À votre avis, demanda Violette, qu’est-ce qu’il mijote, cette fois ? Peut-être qu’il a dans l’idée de nous emmener en bateau et de nous pousser dans le lac ?
— Peut-être qu’il a décidé d’arracher la maison de son piton, dit Klaus, et de mettre ça sur le compte de l’ouragan Herman ?
— Haftu ? dit Prunille, ce qui signifiait sans doute : « Peut-être qu’il veut mettre des sangsues Chaudelarmes dans nos lits ? »
— Peut-être, dit Violette. Peut-être, peut-être, peut-être. Tous ces peut-être ne mènent pas bien loin.
— Et si on appelait Mr Poe, suggéra Klaus, pour lui dire que le comte Olaf est ici ? Peut-être qu’il viendrait nous chercher ?
— Hum ! fit Violette. Ça, c’est le plus gros peut-être de tous. Tu sais combien Mr Poe est difficile à convaincre. Même tante Agrippine refuse de nous croire. Et pourtant, elle, le comte Olaf, elle l’a vu de ses yeux.
— C’est vrai, reconnut Klaus. Sauf qu’elle est persuadée d’avoir vu le capitaine Sham.
Prunille cessa de mordiller la tête de Penny Jolie et marmotta : « Poutchi ! », ce qui signifiait sans doute : « Tu veux dire : Julio ! »
— Au fond, conclut Klaus, je vois mal ce qu’on pourrait faire, à part ouvrir tout grands nos yeux et nos oreilles.
— Douma, approuva Prunille.
— Oui, dit Violette gravement. C’est la seule solution : garder l’œil ouvert.
Les enfants se turent, solennels. Hélas, tomber d’accord sur un plan de défense ne suffisait pas à les rassurer. Garder l’œil ouvert, l’idée semblait bonne ; mais ils savaient tous trois, sans le dire, que contre un capitaine Sham c’était un plan de défense bien fluet. Et plus les quarts d’heure s’égrenaient, plus il semblait fluet, fluet.
Au bout d’un moment, Violette se rassit et noua ses cheveux pour se dégager les yeux. Mais elle eut beau réfléchir et réfléchir et réfléchir, rien ne germa sous son front, et surtout pas un plan de défense.
Klaus contemplait le plafond en se concentrant à l’extrême, comme s’il espérait voir s’inscrire là une quelconque révélation. Mais rien d’utile n’apparut, et pour finir il se rassit.
Et Prunille eut beau planter les dents, encore et encore, dans le crâne de Penny Jolie, elle non plus ne trouva pas l’inspiration.
J’ai une amie du nom de Gina-Sue qui aime à dire : « Ce n’est pas quand le cheval a fui qu’il faut fermer l’écurie. » Hélas, bien souvent, c’est à ce moment-là qu’on y pense. Quand il est trop tard, justement. C’est un peu ce qui arriva ce soir-là à Violette, Klaus et Prunille. Un peu seulement, car on ne peut pas dire qu’ils n’avaient pas songé à fermer l’écurie. Mais ils arrivèrent trop tard, à coup sûr.
Ils ruminaient leurs sombres pensées depuis le début de la soirée lorsqu’ils entendirent un immense fracas, comme un bruit de verre brisé – et ils comprirent aussitôt que garder l’œil ouvert n’avait pas suffi.
— C’est quoi, ce bruit ? s’écria Violette, sautant sur ses pieds.
— On dirait du verre cassé, dit Klaus d’un filet de voix, et il bondit vers la porte.
— Vestou ! cria Prunille, mais aucun de ses aînés ne prit le temps d’interpréter ce qu’elle entendait par là.
— Tante Agrippine ? appela Violette en passant la tête à la porte. Tante Agrippine !
Rien ne répondit.
Elle inspecta le couloir, à droite, à gauche. Silence complet.
— Tante Agrippine ? répéta Violette.
Klaus et Prunille sur les talons, elle gagna la salle à manger, mais la pièce était déserte. Sur la table, les bougies se consumaient doucement, et leur lumière dansante faisait luire la carte de visite et la mitonnade dans son saladier.
— Tante Agrippine ? appela Violette une fois de plus, puis le trio, regagnant le couloir, s’élança vers la bibliothèque.
Malgré elle, Violette repensait à ce triste matin, chez l’oncle Monty, où ils avaient tous trois appelé leur oncle en vain, dans le petit jour. Puis ils avaient découvert le drame, dans la bibliothèque justement.
— Tante Agrippine ? reprit-elle encore. Tante Agrippine !
Mais quelque chose lui disait déjà que sa tante ne pouvait l’entendre.
— Oh ! regardez, s’écria Klaus, indiquant la porte de la bibliothèque.
Un feuillet de papier, plié en deux, était fixé là par une punaise.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Violette, et Prunille tendit son petit cou pour mieux voir.
— Un billet, répondit Klaus, et il lut à voix haute :
Chers Violette, Klaus et Prunille,
S’il vous plait, quelque soit votre surprise à la vue de ce message, lisez-le attentivement.
Quand vous l’aurez entre les mains, je ne serai plus de ce mande. La vie m’est devenue inssupportable. À l’évidance, vos autres enfants ne pouvez pas comprendre, mais ces temps-ci je trouvais cette vie constament plus fatiguante. Surtout ne soyez pas tristes, je vais retrouvé mon cher Ignace et ma viduitée prendra fin.
Pour dernière volonté, je vous confie tous trois au capitaine Sham, un homme bon et honorable. Soyez sages et respectez bien la grammaire et l’orthographe.
Votre dévouée tante Agrippine.
— Oh non ! murmura Klaus lorsqu’il eut achevé sa lecture.
Il tournait et retournait ce bout de papier entre ses doigts, comme s’il lui semblait l’avoir mal lu, comme si les mots avaient forcément un autre sens.
— Oh non ! répéta-t-il très bas, sans même se rendre compte qu’il prononçait ces mots.
En silence, Violette ouvrit la porte de la bibliothèque. Tous trois firent un pas en avant et une vague d’air glacé les submergea. La pièce était sibérienne, et la raison en sautait aux yeux : la grande baie vitrée n’était plus. Hormis deux ou trois éclats de verre encore accrochés au chambranle, le vitrage s’était pulvérisé, ne laissant qu’une immense trouée sur la nuit.
L’air nocturne, humide et glacé, s’engouffrait par cette béance, il faisait ballotter les bibelots et grelotter les enfants. Pourtant, bravant son haleine froide, ils s’approchèrent à pas prudents de l’endroit où aurait dû se trouver la vitre et tendirent le cou vers le vide.
La nuit était si noire qu’il semblait n’y avoir plus rien au-delà du vitrage manquant. Ils restèrent cloués là un moment, sentant remonter l’angoisse qui leur était venue, quatre jours plus tôt, devant cette même baie. Leur peur d’alors, ils s’en rendaient compte, n’avait rien eu d’irrationnel, finalement. Serrés les uns contre les autres, scrutant l’obscurité, ils comprenaient que leur plan de défense arrivait trop tard de toute manière. Fermer la porte de l’écurie, à quoi bon ? Cette pauvre tante Agrippine avait déjà disparu.